"Le nid des Phoenix" est un documentaire sur la reconquête de son autonomie après un accident ou un traumatisme grave. Quelques patients nous montrent le chemin à suivre au Centre de rééducation et de réadaptation fonctionnelles de Kerpape, dans le Morbihan.

Ce blog vous permet de suivre toute l'actualité du film : des repérages au tournage en 2013... jusqu'à la diffusion sur France 3 Bretagne en juin 2014!

mercredi 28 novembre 2012

Une journée au sanatorium de Kerpape dans les années 50, c’est comment ?!


Avant de devenir « Centre de Rééducation et de Réadaptation Fonctionnelles » pour personnes handicapées dans les années 60, Kerpape a d’abord endossé le rôle de « Sanatorium ». C’était donc, à l’origine (dès sa création en 1914), un établissement médical spécialisé dans le traitement des différentes formes de tuberculose : une maladie qui terrorisa des populations entières, de la même manière que ce que peuvent représenter le cancer ou le SIDA à nos yeux aujourd'hui. Les sanatoriums s'étaient développés en Europe sur la base des principes suivants : préservation des malades des miasmes de la ville, nécessité de les isoler, croyance aux vertus médicales de l'air pur.

La rencontre avec d’anciens patients ayant séjourné à Kerpape à l’époque du Sanatorium nous a permis d’explorer une partie de cette mémoire-là. Jean Le Félic, victime d’une tuberculose osseuse, a vécu adolescent au centre de 1950 à 1954. Il nous a livré son témoignage et nous en avons extrait quelques passages pour vous !
Alors, la vie à Kerpape dans les années 1950, c’était comment ?!

1) Chariots, bonnes sœurs et rendez-vous

« Au pavillon Ménard, il y avait quatre salles, deux au rez-de-chaussée pour les adultes (hommes) et deux à l’étage : une également pour les adultes, l’autre pour nous les ados de douze à dix-huit ans. Nous étions environ une vingtaine, quelques « valides », la plupart comme moi allongés sur un chariot. Des chariots, on fait des lits métalliques, fond en contre-plaqué revêtu d’une paillasse, montés sur quatre roues pivotantes.

L’infirmière responsable de la salle, sœur Alice, une religieuse de l’ordre du Saint Esprit, était assistée par deux aides-soignantes : mesdemoiselles Cécile et Anne.
A la belle saison, nous étions roulés sur la terrasse. Seul remède : le soleil et l’air du large. En face, le pavillon Olier, identique à Ménard mais réservé aux femmes. Au loin, l’océan, et à droite, Groix ».

Ci-contre :rencontre en catimini entre les garçons du pavillon Ménard et les filles du Pavillon Olier. Tentatives de flirt?! Peut être! "C'était défendu. Nous étions prévenus : un couple surpris tendrement enlacé risquait le renvoi.


La direction avec un bataillon de religieuses assisté par un personnel soumis veillait au maintien des bonnes moeurs. L'époque le voulait"
!

2/ Prière, température et hygiène de survie

« Chaque matin, au réveil : prière. Sœur Alice nous l’imposait, récitée à haute voix : le Notre Père, Je vous salue Marie, Je crois en Dieu et, pour finir, l’acte de contrition.Suivait la prise de température. Sœur Alice, un bocal à la main, avec le fond contenant de l’alcool et du coton hydrophile et un thermomètre dans l’autre. Ainsi ce dernier passait-il de postérieur en postérieur. La température était inscrite sur une feuille quadrillée fixée sur une plaque métallique accrochée au pied du chariot.Venait la toilette, débarbouillage des mains, bras, visages, cuvette d’eau tiède posée sur le bas ventre. Chaque semaine, savonnage complet des pieds à la tête, shampoing (cuvette sous la nuque). Seules les parties intimes étaient à notre charge ».

3/ Distractions : des ondes et de la belotte

« Sur un poste de TSF, l’un d’entre nous était chargé de trouver les longueurs d’onde diffusant à longueur de journée les rengaines de l’époque. Etoile des neiges avec Line Renaud, Rossino avec Mariano, etc etc… sans oublier Georges Briquet commentant les matchs de foot. Il y avait aussi la sempiternelle partie de cartes. Nous nous rapprochions à deux ou trois charriots. Un ou deux valides venaient nous rejoindre, assis sur le rebord, et c’était atout, belotte, rebelote et dix de der ».

4/ Lust, caution ! (Désir, danger)

« Pour beaucoup d’entre nous, l’essentiel restait la lecture, et encore la lecture. Dans le brouhaha des conversations et de la radio, il fallait savoir s’isoler… une habitude à prendre. Quant au contenu de nos lectures, attention, Sœur Alice veillait : pas de sexe. Surtout, pas de sexe ! Par exemple, une sélection Reader Digest traitant de l’accouchement sans douleur : supprimé. Une amie m’amenait une revue « Mon Film » avec en dernière page une pin-up déshabillée : confisquée ! Cela n’empêchait pas parfois, des magazines tels que « Paris Hollywood » de circuler sous le manteau, enfin sous les draps… »

5/ Boulette

« Il y avait bien une salle de spectacle avec ciné, représentations, etc, mais faute d’ascenseur (hors d’usage depuis la guerre), seuls les valides et ceux du rez-de-chaussée pouvaient s’y rendre ! Nous ne quittions pas l’étage, sauf pour la radiographie, une fois tous les six mois ».

6/ Visites dominicales

« Visites autorisées le dimanche de 14 à 17 heures. Chaque semaine, mes parents étaient là. Quelques fois, la famille et quelques rares ami(e)s fidèles. Les autres au début, oui ; ensuite, avec le temps, on est vite oublié ! Et encore, j’avais de la chance d’être du coin… Beaucoup d’entre nous, originaires de régions plus lointaines, avaient peu ou pas du tout de visites. Il est vrai qu’à cette époque la tuberculose faisait peur. A Kerpape, rares ont été les copains à venir me voir : leurs parents les en empêchaient… A juste raison, j’aurais fait comme eux ! Depuis, cette maladie étant éradiquée, les mentalités ont changées ».

7/ Baptême du feu et torgnoles

« Il y avait, heureusement, de bons moments de franche rigolade. Un exemple : une épidémie. Plusieurs d’entre nous avions attrapé un champignon mal placé, mais vraiment très mal placé. Nous étions roulés et attendions l’un derrière l’autre notre tour devant l’infirmerie en annexe. Une jeune infirmière toute rougissante (son baptême du feu, probablement), entre le pouce et l’index, nous la prenait et nous badigeonnait copieusement le pourtour avec un mélange à base de teinture d’iode. Gérard, mon voisin de salle et ami, me précédait. Après un certain temps, je l’entends dire : « vous pouvez la lâcher, elle tient toute seule ».

Je suis parti dans un bruyant éclat de rire. Sœur Alice, présente, m’a refilé une tarte retentissante sur le coin de la tronche ».

8/ Descentes aux enfers

« Dans la journée, nous étions tous braves et faisions bonne figure. Mais la nuit venue, dans l’obscurité, bien souvent conscient de ma situation, mes yeux se remplissaient de larmes. Je n’étais pas le seul. Des raclements de gorge, des reniflements laissaient deviner bien des détresses cachées. Un condamné à la prison, sur le mur de sa cellule, marque, raye, compte les mois, les semaines, les jours restant à purger. Pour nous, durée de la peine inconnue, rien à rayer, rien à rayer, rien à compter, aucun repère, la perpette quoi. Je suis condamné à vivre dans cette position jusqu’à la fin de mes jours. J’expie ma faute : celle d’avoir contracté une tuberculose aux lombaires. Aucun projet, aucun avenir. Le désert, le vide, le néant ».

9/ Explosions

« Le personnel médical était inquiet, je ne récupérais pas. Moi, je ne voulais pas récupérer, je ne voulais plus lutter, me battre. J’en avais marre, marre, marre de cette maladie qui ma collait à la peau depuis si longtemps. J’étais fatigué, épuisé. J’avais mal, je souffrais. Il fallait que ça se finisse, je voulais que ça se finisse. Finir, finir, finir : c’était la solution.
La jeune infirmière qui chaque nuit veillait sur moi, attentive à la moindre de mes demandes, a-t-elle lu dans mes pensées ou deviné ma détresse ? Cette nuit-là, elle s’est penchée sur moi et ses lèvres se sont posées sur les miennes. Toutes les étoiles, toutes les galaxies, l’univers entier, ont explosé dans ma tête. J’avais vingt ans et c’est la première fois que j’embrassais une femme. Nos baisers se sont prolongés. Ma main, la seule valide, s’est faufilée dans l’échancrure de sa blouse sous le bonnet de son soutien-gorge. Et là, j’ai connu une jouissance extrême. A cet instant j’ai décidé de vivre. Il fallait absolument que je vive, que je vive, que je vive, pour connaître à nouveau cet extase ».

10/ Premiers pas


« Aujourd’hui, c’est un grand jour. Aujourd’hui, je vais toucher terre. Dans un moment, je vais me poser sur terre, pas sur la lune. Je dis bien sur terre. Je meurs d’impatience. Je frémis. Je frissonne. J’ai la trouille. J’ai 18 ans. Depuis trois ans et demie, je vis à l’horizontale, une parfaite horizontalité. Depuis 42 mois, une gamelle sur la poitrine : je mange, je bois à l’horizontale. Depuis 187 semaines, je me lave, je me rase, je me coiffe à l’horizontale. Depuis 1179 jours, je fume, je lis, je chie (pardon, ça c’est vulgaire) à l’horizontale.
Miracle, je suis gracié ! Une intervention divine, pardon… chirurgicale, une greffe d’os réalisée depuis trois mois va me remettre sur la verticale dans cinq minutes. Je suis anxieux. J’ai peur. Je tremble.
Trois minutes. Deux. Une. Sœur Alice et Cécile sont là. Elles me découvrent de ma literie. Chacune me prend par un bras et elles m’extirpent de ma coquille. (…) Allez, debout. Je me laisse glisser, mes pieds touchent le sol. Vingt paires d’yeux me braquent, me scrutent : ce sont mes compagnons d’infortune valides et alités. J’ai la tête qui tourne. Je fais un pas. Bon sang, que mes chevilles me font mal. Un deuxième, mes jambes flageolent. Un troisième, je titube. Cécile me retient fermement. Un quatrième. Puis un autre… encore un autre. Je crie, je hurle : « je marche, je marche » sous les acclamations et les encouragements de mes camarades : « Allez Felix, allez Felix ! ». Je ris, je pleure. Je ne sais plus. Je continue. Je me trouve grand. Je vois mes compagnons sous un autre angle. Un coup d’œil aux fenêtres : pour la première fois, j’aperçois le petit port de Lomener.
(…) Sous mon drap, je sanglote de joie. Aujourd’hui, j’ai accompli un exploit. Un exploit remarquable, un formidable exploit. Aujourd’hui, j’ai remporté une épreuve. Demain, je retourne sur le champ de bataille. Après demain aussi, et les jours suivants. Et je m’envole vers la victoire ».

Ci-contre : Valides déguisés à Kerpape



D'après le témoignage de Jean Le Félic, recueilli à Kerpape le 19 octobre 2012.